Sur une photo qu’elle m’a envoyĂ©e, BĂ©a avance au bord de la mer, les pieds dans l’eau, de dos, penchĂ©e vers les vagues, le pantalon retroussĂ©, une silhouette sombre sur une plage bretonne. On s’envoie des textos avec BĂ©a. Je sais que je devrais la voir plus souvent, faire un effort pour lui trouver du temps, parce que la voir me fait du bien; parce que la prendre pour acquise, aujour dâhui, est aussi stupide que de penser que la mort n’existe pas. Qu’on aura le temps de se prĂ©parer. Et nous sommes arrivĂ©s Ă un si bel endroit, maintenant, aprĂšs s’ĂȘtre tous les deux perdus seuls dans la forĂȘt de nos Ă©preuves. La relation, les Ă©changes que nous avons aujour dâhui sont tellement gratifiants. Ăa ne sera jamais simple, jamais Ă©vident, mĂȘme si on se comprend mieux aujourdâhui. Elle m’Ă©nerve, parce qu’elle est ma mĂšre et qu’elle s’octroie des droits sur moi, comme les mĂšres le font, et peut ĂȘtre comme seules les mĂšres ont des raisons de le faire. Mais on peut parler, maintenant. Quand je suis face Ă elle, la vĂ©ritĂ© de sa prĂ©sence me rend plus solide.
Je viens de me rappeler qu’adolescents, Ămilie et moi avions essayĂ© de parler du problĂšme de BĂ©a avec l’alcool Ă mon pĂšre. Michel nous avait rĂ©pondu : Non. Il n’y a pas de problĂšme. Et il s’Ă©tait Ă©coulĂ© plusieurs annĂ©es avant que BĂ©a ne reçoive l’aide dont elle avait besoin. Plusieurs annĂ©es pendant lesquels nous avons Ă©tĂ© seuls face Ă sa maladie. Ă notre dĂ©tresse. Je pense qu’il y a plusieurs raisons qui ont poussĂ© Michel Ă refuser dâentendre ce que nous lui disions. La moindre desquelles n’Ă©tait pas l’impossibilitĂ© dâaccepter l’idĂ©e de nous avoir laissĂ© Ă la garde dâune femme avec un problĂšme grave. Pire, qu’il avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© l’un des facteurs dĂ©clencheurs de l’alcoolisme en la quittant. Il n’habitait pas avec nous et il avait besoin de croire que nous allions bien. Alors, non, pour lui, il n’y avait pas de problĂšme. C’Ă©tait sa solution. Un jour, debout Ă cĂŽtĂ© de lui, je me suis rendu compte que j’Ă©tais plus grand que lui et je lui avais dit, en souriant. Non, avait-t-il rĂ©pondu, sans esquisser un sourire. Ce n’Ă©tait pas possible, donc ce n’Ă©tait pas. MĂȘme si je le dĂ©passais.
Chez certains, les fĂȘlures de la premiĂšre partie de la vie mĂ»rissent en problĂšme de santĂ© chez l’adulte. Il s’agit pas de trouver des coupables, dâĂ©tablir des responsabilitĂ©s. BĂ©a porte le poids de ses parents, comme je porte les miens en moi, comme des organes calcifiĂ©s. Nous sommes ce par quoi nous sommes passĂ©s, les griffures des fourrĂ©s que nous avons traversĂ©. Il faut juste accepter que jamais nous ne serons libre de notre enfance. Grandir, c’est souvent s’habituer Ă vivre Ă l’orĂ©e du bois, tout en frissonnant le soir venu face aux ombres.
Trouver du travail, le garder. Aimer quelqu’un, le garder. Avoir une vie sexuelle Ă©panouissante. Ne pas manger trop, ne pas manger mal, ĂȘtre en forme. Modeler cette forme. La contrĂŽler. Comme si nous n’Ă©tions pas des comĂštes hurlantes; sauvages, comme les biches qui traversent la route devant la voiture la nuit. Comme si notre esprit n’Ă©tait pas dans chaque partie de notre corps, mĂȘme celles qu’on ne comprend pas. Parfois je me demande comment on peut exiger autant des gens, alors qu’ils passent la majeure partie de leur vie Ă se remettre de leur enfance. Si j’avais un enfant Ă traumatiser Ă mon tour, je lui dirais : fais toi le moins de mal possible pour aller le plus loin possible et appuie les ailes de ton planeur sur la bienveillance pour voler aussi longtemps que ta journĂ©e ne te le permettra. Le reste n’est pas la rĂ©alitĂ©.
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