
J’adore la lumière des chiottes des TGV. On dirait un miroir de maquillage de Broadway. Mais chaque photo que j’essaye de prendre avec cette lumière finit à la corbeille. La fois d’avant, j’avais le visage chevalin et inquiétant; dans celles-ci, on ne voit que mes rides. Effacer. Effacer. Effacer. Mais dans la dernière, je trouve mes joues bizarres. Mes pommettes un peu plus plates. Du coup, j’en reprends une série, et aucune ne semble corriger ça. Je laisse tomber et je retourne à ma place.
Peut-être que Franck à raison. J’ai juste perdu du poids et donc des joues. Et le visage que je découvre dessous est, je cite, «fatigué et asséché», parce que ça nous arrive à tous en prenant de l’âge. Mais je commence quand même à chercher «eviplera lypodistrophies» sur Google, et je trouve pas grand chose, mais j’ai quand même un peu peur: Et si mon traitement VIH avait des effets indésirables, finalement?
Je suis face à mon miroir, en train de me dire que je suis parano, que c’est pas possible. Mais aussi que c’est comme ça que naissent les effets indésirables. Ils n’existent pas avant que les patients ne les remarquent. Après tout, on a que deux ans de recul sur cette combinaison. Et mes jeans tombent un peu comme des sarouals, tellement j’ai perdu de fesses. Peut-être que les médocs jouent aux déménageurs bretons avec mes graisses.
On s’habitue à tout. Je vis avec le VIH, j’y pense moins, je pense surtout à prendre mon médoc. Quand tout va bien, ça semble si loin. Je vais à la gym. Les morceaux de mon coeur tiennent encore avec du scotch, et je continue à pleurer en recouvrant l’orange de mon mur, mais j’avance. Je vis. Je ne vais rien apprendre aux séropos qui m’ont précédé, c’est dur, cette attaque au visage. La possibilité de cette attaque au visage est dure. ça me rappelle que je suis malade, ou que je pourrais l’être. Que même si tout va bien, tout ne va pas bien. Je vous jure que j’essaye, parce que je ne veux pas toujours être l’oiseau de mauvais augure, j’essaye de ne pas me plaindre, de ne pas broyer du noir. De ne pas spinner. Je positive, je vois le beau, je profite des rayons de soleil. Mais des fois, juste des fois, je trouve que c’est lourd. Et des fois, j’ai du mal à me trouver beau en photo.
J’ai effacé la photo, et j’ai pris rendez-vous chez mon docteur. Mon nouveau docteur. Parce que le docteur que j’aime tant est très malade, beaucoup plus malade que moi. Parce que c’est aussi ça, vivre avec le VIH en 2015, en France, c’est vivre peut-être plus longtemps que son médecin. Plus longtemps peut-être que vous. C’est avoir la possibilité de s’accorder le luxe de la vanité et cultiver la coquetterie de se trouver beau dans le miroir vieillissant. C’est vouloir, et avoir le droit d’espérer, du temps. Du temps pour prendre le train. Du temps pour prendre des photos idiotes et du temps pour en réussir une, peut-être, enfin, à la lumière de mon cabaret sanitaire.
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