Le placard

·

Je suis sorti du placard de maniĂšre tonitruante. AprĂšs des annĂ©es Ă  me ronger l’Ăąme sur la question de l’homosexualitĂ©, j’avais dĂ©cidĂ© de faire une association LGBT et de la domicilier chez nous. Comme pour beaucoup de choses dorĂ©navant, en tant que minoritĂ©, l’inspiration venait d’AmĂ©rique du Nord, du Canada en particulier, d’oĂč Maxime me racontait la joie de trouver des associations gays sur le campus. 

J’ai informĂ© ma mĂšre, BĂ©a, que j’Ă©tais homo et j’ai directement enchaĂźnĂ© avec ma demande de signature pour le J.O. afin que notre association, DĂ©gel, DĂ©bout Étudiants Gays et Lesbiennes, puisse ĂȘtre dĂ©clarĂ©e chez elle. Depuis, mĂȘme si DĂ©gel a disparue depuis bien longtemps, je vis, je cours, je file vers un seul but: ne plus me laisser Ă©craser par ce qu’on me disait ĂȘtre la normalitĂ© et, puisque pĂ©dĂ© je suis, ĂȘtre le plus pĂ©dĂ© possible. Pas de regard en arriĂšre, et d’ailleurs ce n’est que des annĂ©es aprĂšs que j’ai appris que ma mĂšre avait passĂ© cette journĂ©e-lĂ  Ă  pleurer, jusqu’Ă  ce qu’une de ses collĂšgues lui dise que, ça aurait pu ĂȘtre pire, j’aurais pu me droguer. Maintenant, ça va beaucoup mieux heureusement, et quand elle me parle d’un homo, elle dit: «Il est de ta famille.»

Quitter le placard, c’Ă©tait quitter l’isolement terrible de l’enfance et courir bras ouverts vers la communautĂ©, me fondre en elle, trouver mes pairs et ne plus ĂȘtre seul, ne plus ĂȘtre questionnĂ© en permanence, ne plus ĂȘtre effacĂ©. Exister en tant qu’objet de dĂ©sir, aussi. La communautĂ© m’a sauvĂ© la vie. Les associations m’ont formĂ© et j’ai pu grandir, enfin. ça m’a permis de commencer le sport, aprĂšs des annĂ©es de brimades hĂ©tĂ©rosexistes et homophobes. ça m’a donnĂ© une colonne vertĂ©brale politique et un prisme de lecture pour tenir face au chaos social et Ă  la violence de classe. ça m’a donnĂ© la force de partir m’installer quelques annĂ©es au Canada, parce que je savais que j’y retrouverai une partie de la famille et que je ne serai pas complĂštement seul. Ça a marchĂ© en partie, mais si je suis honnĂȘte, j’ai Ă©tĂ© seul, lĂ -bas, comme jamais j’avais Ă©tĂ©. Par choix, je l’assume, mais aussi par dĂ©faut, parce que la langue et la culture sont parfois des vraies barriĂšres pour connaĂźtre les gens. LĂ -bas, je rĂȘvais de soirĂ©es pizza et de discuter toute la nuit. LĂ -bas, ça ne se fait pas tant que ça de recevoir les gens chez soi. 

Ces confinements, c’est comme un sĂ©jour au Canada qui aurait durĂ© trop longtemps. Il fait froid, je suis isolĂ© de ma famille et j’ai un vague stress de fond qui me rend mĂ©lancolique. Depuis que nous nous sommes rĂ©-isolĂ©s, je n’ai pas revu mes amis. Je suis trĂšs sĂ©rieux dans ma distanciation, parce que je vis et je travaille depuis trop longtemps avec le VIH pour prendre une Ă©pidĂ©mie Ă  la lĂ©gĂšre. Je ne juge pas, on fait toutes et tous ce qu’on peut, on est toutes et tous prisonniers de nos propres schĂ©mas. Moi, c’est d’ĂȘtre psychorigide en santĂ©. Je dis pas que c’est mieux, je dis que je fais ce que je sens devoir faire pour me protĂ©ger. Sans faire de rapprochement facile et de mauvais goĂ»t, je crois que je ne peux pas envisager de devoir gĂ©rer l’Ă©ventuelle maladie et le sentiment de ne pas avoir tout fait, comme j’ai parfois pu le ressentir avec le VIH. ça ronge, cette idĂ©e qu’on aurait pu mieux faire. Je m’Ă©pargne, cette fois, face Ă  ce bizzaro-sida, si semblable et si diffĂ©rent. 

Je sais que le confinement Ă©tait le seul choix possible Ă  cause de l’incurie des politiques, entre le manque de masques pour rĂ©duire les budgets et le complexe de supĂ©rioritĂ© des Occidentaux qui se pensent toujours plus malins que les Chinois. Mais ça ne veut pas dire que ça ne m’entame pas. Sans ma famille choisie, je me sens en train de disparaĂźtre. Si personne ne me prend dans ses bras, est-ce que c’est parce que je suis personne? Heureusement, Sly fait tout ce qu’il peut mais il ne peut pas ĂȘtre mon seul fil affectif au monde. L’un des effets les plus pervers de ces confinements, c’est que ça attaque de maniĂšre disproportionnĂ©e nos modes de vie, Ă  nous minoritĂ©s sexuelles. Il ne reste de place que pour le schĂ©ma familial traditionnel. Au feu, nos amies-famille avec qui on n’habite pas, Ă  l’eau, notre sociabilisation homosexuelle de fin de journĂ©e; sacralisĂ©s, le mariage ou le couple, les enfants Ă©ventuels et la famille de sang. C’est ça, aussi, qui est choisi, quand on a le droit de fĂȘter NoĂ«l mais pas le jour de l’An. Quand on a le droit d’aller travailler, de prendre le mĂ©tro bondĂ©, mais pas d’aller se balader en forĂȘt en amoureux. Encore une fois, je ne critique pas les gestes barriĂšres. Je critique l’absence de cohĂ©rence des dĂ©cisions, qui se font comme si il n’y avait qu’un chemin. La base de la rĂ©duction des risques, c’est l’information, qui permet aux gens de se faire une idĂ©e et de faire des choix. L’absence d’information cohĂ©rente, de choix Ă©clairĂ©s, rend les dĂ©cisions arbitraires, nourrit les dĂ©lires complotistes et finalement, nous infantilise.

Et je trouve l’imaginaire d’un couvre feu encore plus terrifiant, en fait, comme si on Ă©tait en guerre mais sans ennemis matĂ©riels, que la vie s’arrĂȘtait Ă  la nuit tombĂ©e, que de nos moments essentiels de vie aprĂšs les horaires officiels et hors des schĂ©mas familiaux, il ne restait rien. Comment survivre quand on essaye d’aimer par les chemins noirs, alors?

J’ai fait le premier confinement Ă  Pantin, seul, parce que nous avons fait le choix de ne pas habiter ensemble, et ça a Ă©tĂ© trĂšs dur. Si, pour le deuxiĂšme, je n’avais pas dĂ©cidĂ© d’aller chez lui, je crois que notre couple n’aurait pas survĂ©cu. AprĂšs tout, si on ne peut pas ĂȘtre ensemble dans ces moments de crise, pourquoi ĂȘtre ensemble tout court? Je me suis confinĂ© chez lui, en province, dans une petite ville. Et j’avais oubliĂ©. L’homosexualitĂ© cesse tout simplement d’exister. Non seulement, les amiEs ne sont pas lĂ , mais il n’y a aucun endroit queer. Le peu de sociabilitĂ© qui existe est hĂ©tĂ©rosexuelle et toutes les interactions sont scriptĂ©es par l’hĂ©tĂ©ropatriarcat: il faut toujours prendre en compte les enfants, confirmer les rĂŽles sociaux de chacun, et les hommes, comme quand j’Ă©tais enfant, sont distants et  froids, mĂȘme quand ils sont bienveillants. Sans parler de l’imaginaire Ă©rotique, Ă©videment. Rien n’existe pour nourrir le dĂ©sir homosexuel, ou alors, c’est tellement fugace, Ă©crasĂ© sous le regard hĂ©tĂ©ro, cachĂ© derriĂšre les masques, dĂ©robĂ©. 

Quand je sors dans la rue, je disparais, et mĂȘme pas suffisamment pour Ă©viter les insultes, les «bonjour messieurs-dames, pardon, messieurs». On est constamment ramenĂ©, directement ou indirectement, Ă  notre altĂ©ritĂ©, comme s’il fallait nous contraindre, de nous rendre petits, craintifs. Je n’existe, avec S., que dans trois piĂšces, que nous remplissons de couleurs, de fleurs et de bougies, de tchat vidĂ©os, d’aventures queer aux pays des elfes et des nains, tout simplement pour ne pas ĂȘtre annihillĂ©s. 

Rien n’est normal dans cette situation. Je refuse d’accepter qu’il n’y ait de la place que pour le boulot et la famille tradi et l’effort national, mĂȘme en cas de crise. Nos rĂ©sistances, amoureuses, amicales, artistiques, sont valides, pertinentes et essentielles. Heureusement, je crois que je suis libre depuis trop longtemps. Aucune stratĂ©gie politique, consciente ou inconsciente, aucune tragĂ©die ne pourra plus jamais faire exister complĂštement le placard autour de moi. Je sais ce que c’est que de vivre avec un virus et de continuer Ă  danser sur de la disco, mĂȘme tout seul dans mon salon. PĂ©dĂ©, je suis un diamant forgĂ© sous la pression, invisible et pourtant protéïforme, de l’hĂ©tĂ©rosexualitĂ©. Je refuse de disparaĂźtre pour pouvoir survivre. 

Si vous aimez ce que j’Ă©cris

Ce site et mes Ă©crit sont disponibles gratuitement. Pour m’encourager, vous pouvez me payer un petit cafĂ© ou vous abonner Ă  mon profil sur ko-fi. Votre soutien me permet de dĂ©gager plus de temps pour Ă©crire.

Commentaires

Une rĂ©ponse Ă  “Le placard”

  1. […] Le Roncier vient de publier un trĂšs bon/beau billet que je vous conseille ardemment d’aller lire. Il rĂ©sume vraiment bien ce que je pense de ces quelques mois de crise sanitaire, autant sur la nĂ©cessitĂ© du confinement, que son hypocrisie et ses limites. […]

RĂ©pondre Ă  Queerfinement – MatooBlog Annuler la rĂ©ponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *