Novembre

·

Ciel

7 novembre 2015

Par la fenĂȘtre du train, je vois les arches de l’aĂ©rotrain qui tracent sur les plaines du Centre. C’est absurde, ce rail suspendu menant nulle part, ces colonnes de bĂ©ton armĂ© fendu sous lesquelles passent les tracteurs. Les derniĂšres feuilles des peupliers sont tombĂ©es dans un tapis jaune vif, les champs sont vides et le futur n’a pas eu lieu. L’aĂ©rotrain a Ă©tĂ© avant qu’il ne soit et je regarde les derniĂšres traces du projet oubliĂ© suivre la ligne d’horizon.

Sur le cĂŽtĂ© du chemin de fer abandonnĂ©, des crĂ©tins ont taguĂ© des slogans de la manif pour tous, des messages de peur incongrus aussi dĂ©placĂ©s que le bĂ©ton dĂ©sormais friable sur lesquels ils sont peints. TĂąche sur tĂąche, qu’il faudra bien, pourtant, un jour, effacer, peut-ĂȘtre quand on aura reconnu le mal que ces mots ont causĂ©.

La mort et ses agents rĂŽdent autour de nous et nous faisons ce que nous pouvons pour que la sidĂ©ration ne nous empĂȘche pas de vivre. Il faut vivre, malgrĂ© tout, et courir, bien sĂ»r, et la seule façon d’avoir la force de le faire, c’est de prĂ©tendre qu’on n’a pas peur. On se convainc que le train ne peut pas dĂ©railler, que la voie est sure, que les rails vont jusqu’au bout du quai.

Il y a quinze jours, BĂ©atrice m’a laissĂ© sur ma boĂźte vocale un message avec une voix brisĂ©e de larmes, oĂč perçait le cri muet des morts, celui qui monte en nous et qu’on essaye de faire taire quand on perd quelqu’un. J’Ă©tais dans le train, impossible de la rappeler Ă  cause du rĂ©seau, mais j’ai quand mĂȘme envoyĂ© des messages Ă  Émilie, parce que je voulais ĂȘtre sĂ»r que notre mĂšre n’avait pas besoin d’une assistance immĂ©diate. Brigitte est en train de mourir, m’a expliquĂ© Émilie; sa voiture a quittĂ© la route. Il faut qu’elle y aille, tout de suite, j’ai rĂ©pondu en tapotant, fĂ©brile, sur mon tĂ©lĂ©phone, debout entre deux wagons. BĂ©a, en Ă©tat de choc, a fini par prendre le train pour se rendre au chevet de Brigitte. Devant celle qui n’Ă©tait dĂ©jĂ  plus lĂ  et qui ne se ressemblait plus vraiment Ă  cause de la violence de l’accident, ma mĂšre, incrĂ©dule, a soulevĂ© le drap du lit d’hĂŽpital pour reconnaĂźtre les pieds noueux de son amie et rĂ©ussir Ă  croire, enfin, que c’Ă©tait bien son corps qui gisait lĂ , en train de s’Ă©teindre.

Brigitte Ă©tait la blondeur bourgeoise Ă©clatante, puissante, comme son intelligence, comme son parfum, qui nous suivait depuis notre naissance. Des vacances, les derniers amis de la ville oĂč je suis nĂ©. Une femme qui avait connu mes parents quand ils Ă©taient encore ensemble. Quelqu’un qui avait connu mon pĂšre et qui avait pris le temps de m’envoyer des tirages en noir et blanc du sourire de Michel quand il est Ă©tait jeune pĂšre, heureux, confiant.

«J’ai failli l’appeler plusieurs fois cette semaine. On se parlait beaucoup, finalement. De pas grand chose, mais on se disait tout. C’est dur», me dit BĂ©a, hier. J’ai le coeur qui se coince, parce que je sais ce qu’elle veut dire, parce que je ne peux rien faire. Elle a perdu son amie, celle dont elle connaissait la forme des pieds, cette intimitĂ© d’esprit et de corps lĂ . Et s’il y a d’autres amies, bien sĂ»r, il n’y aura pas d’autre amie de 40 ans, parce que nous n’avons droit qu’Ă  un seul tour sur le manĂšge.

Le train file et c’est un voyage heureux, il fait beau, il n’y a pas d’enfant qui pleure ou de goujat pour parler fort au tĂ©lĂ©phone. BientĂŽt, le vieux monorail joue Ă  cache-cache avec mon train, disparait au milieu des arbres, se rapproche pour finalement s’arrĂȘter aussi abruptement qu’il avait commencĂ©. Les Ă©tangs paisibles, ma mĂšre, que leur beautĂ©, leur paix au soleil de l’automne, que ça continue Ă  nous porter. Que la lumiĂšre musĂšle la peur, que notre ligne ne s’arrĂȘte pas tout de suite.

Commentaires

Une rĂ©ponse Ă  “Novembre”

  1. Avatar de Matoo

    La mise a jour m’a rappelĂ© Ă  ce texte, super super super beau. <3

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *