Ces jours-ci

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Je fais n’importe quoi avec la nourriture, ces jours-ci. Hier, j’ai voulu faire des crĂȘpes, alors que je n’ai pas de poĂȘle Ă  crĂȘpe. J’ai Ă©tĂ© en acheter une et ce n’est que quand je l’ai mise sur ma plaque Ă  induction et qu’elle est restĂ©e froide que je me suis rendu compte qu’elle n’Ă©tait pas prĂ©vue pour. J’ai failli arracher le plan de travail du mur de frustration.

Ce soir, j’ai dĂ©congelĂ© deux kilos de lentilles cuisinĂ©es, en me disant qu’on serait content de les trouver en sortant du cinĂ©ma. Évidemment, en rentrant du cinĂ©ma Ă  minuit trente, je n’avais pas du tout envie de manger des lentilles aux carottes (mĂȘme trĂšs bonnes). Les lentilles sont allĂ©es rejoindre la pĂąte Ăą crĂȘpes au frigo, celle lĂ  mĂȘme qui attend que nous soyons lundi pour que je puisse acheter une poĂȘle adĂ©quate. Tout va probablement partir Ă  la poubelle parce que je n’ai pas faim, ces jours-ci.

Hier, j’ai Ă©tĂ© prendre un verre en terrasse, et au moment de m’asseoir, j’ai hĂ©sitĂ©. Et Franck, toujours philosophe, a haussĂ© les Ă©paules et m’a dit : «Si on doit se faire buter, on se fera buter.» Franck, qui en passant devant LibĂ©ration pour rentrer chez lui vendredi soir, s’est dit qu’on en faisait peut-ĂȘtre un peu beaucoup, avec les fusils mitrailleurs et les soldats, avant d’apprendre qu’on tirait dans la rue Ă  cĂŽtĂ©. On a bu notre soda en mangeant des bonbons acidulĂ©s. Je suis rentrĂ©e en vĂ©lo prĂ©parer ma pĂąte Ă  crĂȘpes (innocent que j’Ă©tais).

Aujour d’hui, il faisait un temps incroyable, le soleil Ă©tait revenu. J’ai ouvert les fenĂȘtres et mis de la disco parce que c’est de la musique la plus puissante que je connaisse pour faire reculer les ombres. La disco qui fait danser dans le noir, mĂȘme quand on est malade.

Nous n’avons pas pris le mĂ©tro, il faisait tellement beau et j’ai cherchĂ© le chemin le plus ensoleillĂ©. Les rues Ă©taient dĂ©jĂ  plus vivantes que la veille, oĂč un silence assez terrifiant s’Ă©tait Ă©tendu sur la ville. Je me souviendrai longtemps de mon arrivĂ©e Ă  vĂ©lo dans une Gare d’Austerlitz dĂ©serte pour aller chercher S., me demandant si elle Ă©tait bien ouverte tellement je voyais peu de monde. Les taxis avaient pris le temps de sortir de leur voiture et discutaient en attendant les clients qui descendraient du prochain train.

On a mangĂ© dans le restaurant chinois habituel, Ă  cotĂ© d’une mĂšre qui finissait de se rassurer d’avoir ses deux filles avec elle, et puis on a Ă©tĂ© prendre un bubble tea dans la petite boutique de Saint Martin, celle oĂč le propriĂ©taire s’est laissĂ© dĂ©border par sa gamine adorable qui dessine toujours sur l’une des trois tables. Les seaux de perles de tapioca sont recouverts de cahiers de dessin roses bonbon et de trousses de feutres. J’ai voulu qu’on aille se poser au jardin Anne Franck, mais il Ă©tait, bien sĂ»r, fermĂ©. Alors on a continuĂ© le lĂšche-vitrine, en attendant de retrouver Quentin. On marche et je vois bien que S., il a les pleurs qui sont coincĂ©s Ă  l’intĂ©rieur parce qu’ils pensent aux personnes qu’il connaissait et qui Ă©taient au Bataclan. Mais je dis rien parce que j’ai pas Ă  lui dire comment gĂ©rer son chagrin ou faire pour que ça sorte.

On retrouve Quentin et on s’installe en terrasse, je suis sur le tabouret qui tourne le dos Ă  la rue, je me demande si je dois m’en inquiĂ©ter. Quentin nous dit qu’il a passĂ© le week-end Ă  pleurer, et quand il nous demande si on connaissait des victimes, S. ne dit rien et ça me coince le ventre, parce que je ne sais pas si c’est par pudeur ou pour ne pas s’effondrer.

Tout Ă  coup, il y a des gens qui passent en courant devant le cafĂ©. Tout le monde se lĂšve d’un seul coup et je suis le mouvement, comme un fou, je suis cachĂ©, mal, Ă  cĂŽtĂ© de la porte des toilettes, je suis trĂšs mauvais Ă  ce jeu, je suis directement en face de la porte vitrĂ©e. Rapidement, les voitures de flics passent en hurlant devant le cafĂ©, on s’enhardit Ă  se relever, j’ai le genou mouillĂ© parce qu’il y a de l’alcool renversĂ© partout, d’ailleurs il y a des tables renversĂ©es partout, le patron insiste en disant que c’est un mouvement de foule et dĂ©cide de fermer le bar. Je paye et on part.

Quentin nous fait monter chez lui, au dessus du cafĂ©, on parcourt Twitter, on envoie des SMS et trĂšs rapidement lĂ  encore, on comprend que c’est une fausse alerte, que des pĂ©tards et une ampoule ont explosĂ© non loin. HĂ©bĂ©tĂ© par le retrait de l’adrĂ©naline, j’essaye de me souvenir comment je me suis retrouvĂ© au fond du bar et je ne me souviens pas. J’ai eu l’impression de me rouler en boule en hurlant, tout en me tĂ©lĂ©portant.

Not afraid, j’aimerais bien. Je comprends l’idĂ©e, mais moi, je suis afraid, ces jours-ci. J’ai terriblement peur. Pour moi, pour mes proches. Pour ce qui va suivre. J’ai peur quand j’entends les sIrĂšnes de police qui descendent la rue des PyrĂ©nĂ©es toute la journĂ©e. J’ai peur quand une voiture dĂ©marre un peu trop sportivement. J’ai peur des gens avec des grosses valises qui ont l’air d’ĂȘtre trop lĂ©gstĂšres pour leur taille. Nous sommes traumatisĂ©s, mĂȘme nos plus cyniques parisiens dĂ©sabusĂ©s, tous exposĂ©s aux secousses secondaires, quoiqu’il a arrive.

Mais je peux pas m’arrĂȘter d’aller en terrasse, de marcher dans la rue, de voir des gens. Je ne sais pas comment faire autrement que de continuer. Il ne peuvent pas tous nous tuer et c’est la seule solution qui pourrait leur permettre de gagner. Quoiqu’ils fassent, ils ont dĂ©jĂ  perdu, et ils essayent de nous entraĂźner dans l’abĂźme avec eux.

Aussi, et je sais que beaucoup de femmes et d’homos me comprendront, si je ne devais sortir de chez moi que lorsque que je sens en parfaire sĂ©curitĂ©, je ne sortirais pas beaucoup. L’espace public n’a jamais Ă©tĂ© 100% sĂ»r pour moi, qui suis pourtant un grand mec blanc. J’ai appris Ă  analyser les risques potentiels, Ă  Ă©valuer les groupes bruyants, Ă  choisir mes rues, mes heures de balades.

Nous sommes ressortis, dans la soirĂ©e, au cinĂ©ma, se changer les idĂ©es. Mais cette fois, j’ai pris mon pilulier, un chargeur de tĂ©lĂ©phone, au cas-oĂč, et nous sommes allĂ© Ă  celui juste Ă  cĂŽtĂ© de la maison. La salle Ă©tait presque vide et on s’est assis pas trop loin de la sortie. Au milieu du film, l’image a soudainement disparu. Le son a continuĂ© Ă  jouer, lui. On a toutes et tous tournĂ© la tĂȘte, essayant de deviner si quelqu’un Ă©tait dans la salle de projection, si on devait ĂȘtre patient. Ou si on devait avoir peur. J’ai demandĂ© en chuchottant Ă  S. s’il voulait qu’on sorte. Il a secouĂ© la tĂȘte. Un homme est sorti de la salle dans un clignement de lumiĂšre, et l’image est revenu peu aprĂšs. Le projectionniste est descendu s’excuser et toute la salle l’a remerciĂ© en rigolant, clairement soulagĂ©e que ce ne soit qu’un petit incident technique, une courte interruption de l’image et non pas une nouvelle attaque. Le film est revenu quelques minutes en arriĂšre, et la projection a repris, le bruit des balles Ă  sa juste place derriĂšre l’Ă©cran.

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