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Je traverse une Ă©cole and it’s a fucking riot. Ce que je prenais au dĂ©but pour des rues calmes fait en fait partie d’un grand centre d’Ă©tude, probablement un lycĂ©e, peut-ĂȘtre auto-gĂ©rĂ©. L’architecture est typique des grands lycĂ©es parisiens, la pierre de taille rĂ©novĂ©e, mĂȘme si l’atmosphĂšre du lieu ressemble plus au chaos familier d’une universitĂ©. Puis, je remarque les dĂ©bris, les chaises et les tables cassĂ©es, jetĂ©es ça et lĂ . De la fumĂ©e s’Ă©chappe de la grosse benne bleue sous l’arche qui mĂšne Ă  la porte principale, condamnĂ©e.

En tournant Ă  gauche, je croise un groupe de jeunes gens, habillĂ©s pour la guĂ©rilla avec les moyens du bord. Ils sont sales et ils s’en foutent, il lĂšvent les yeux sur moi sans lever la tĂȘte. Mon visage ne cille pas, mais je me demande si ma façon de m’habiller peut me faire passer pour l’un d’entre eux. Ils ne bougent pas tandis que je les dĂ©passe. Ils attendent visiblement quelque chose.

J’arrive sur une cour intĂ©rieur, sans avoir croisĂ© le moindre adulte ou une seule figure d’autoritĂ©. Devant moi marchent des Ă©tudiants qui ont l’air pressĂ©s de sortir de l’Ă©tablissement et sur ma droite, Ă  chaque Ă©tage, Ă  chaque fenĂȘtre, des grappes de jeunes qui crient, mais en silence. Le bruit devrait ĂȘtre assourdissant mais je peux distinctement entendre le bruit de la pluie. Une bouteille de cocktail Molotoff s’Ă©crase sur un jeune homme devant moi, le trempant d’un liquide Ă©pais. Il jure en se massant la tĂȘte mais accĂ©lstĂšre le pas tandis que sa petite amie lui prend le bras.

Ce n’est pas le moment de faire un scandale, nous sommes sur la tranche des moments, au bord du basculement et chacun a retrouvĂ© sa prioritĂ© : aller le plus loin possible, loin d’ici. Trois personnes, dont une jeune fille avec une jupe ample sautent du premier Ă©tage, des cocktails allumĂ©s Ă  la main. Je sers les dents en pensant Ă  leur jambes mais je ne peux pas dĂ©tourner la tĂȘte. Ils atterrissent sur leurs pieds, simplement, avec un regard fou, toujours avec le minimum de bruit, toujours lentement. Je me hĂąte vers la porte secondaire, avec un groupe de trois ou quatre jeunes filles, qui essayent de ne pas paniquer. Personne ne court, pour ne pas faire basculer le moment.

La petite brune juste devant moi s’arrĂȘte et regarde Ă  gauche, l’air inquiet, au delĂ  de la terreur. Je tourne la tĂȘte pour voir une femme en jeans blancs entourĂ©es par quatre garçons. L’un d’entre eux fouille dans le sac en toile militaire de la fille pendant que les deux autres arrachent le haut de la femme qui tente toujours de rejoindre la sortie, au moins du bout du pied gauche, en extension. Le quatriĂšme se tient debout juste Ă  cĂŽtĂ© de la femme qui cherche Ă  partir. Les mains dans les poche, il regarde les rives du lac, de l’autre cĂŽtĂ© de la porte. Son visage n’exprime rien. C’est, sans l’ombre d’un doute, le chef. La petite brune devant moi n’arrive pas Ă  dĂ©tacher les yeux de la scĂšne tandis que je la pousse doucement vers la sortie, guidant les autres du son de ma voix.

C’est comme si tout l’air avait Ă©tĂ© chassĂ© de l’Ă©cole, les sons ne portent plus, les voix n’ont pas de modulations, elles ne sont plus cris ou murmures, elles sont ou ne sont pas et si elles sont, elles sont discrĂštes comme des didascalies. Plates, mais essentielles. Sans mĂȘme y penser, je viens de faire un choix. J’ai abandonnĂ© la femme parce que je n’avais aucune possibilitĂ© de l’aider, je continue vers la sortie qui se trouve devant moi en marchant rapidement, en guidant du bras les jeunes filles qui Ă©taient avec moi. Elles passent le portillon devant moi et c’est sans un regard en arriĂšre que je quitte l’enceinte de l’Ă©cole.

Dans la rue dĂ©serte, personne ne prĂȘte attention Ă  ce qui se passe Ă  l’intĂ©rieur, ni Ă  l’exploit que constitue notre sortie. Sur le haut du mur extĂ©rieur, postĂ©s comme des corneilles, attendant, des jeunes insurgĂ©s agitent lentement des drapeaux. Je suis seul. Je me rappelle que je suis dĂ©jĂ  venu dans les environs et que j’avais vu cette Ă©cole et les jeunes rebelles. Je n’en avais pas parlĂ©. Ni Ă  moi, ni Ă  personne. Je finis par reconnaĂźtre les rues, en particulier la rue Sherbourne, que je prends en vĂ©lo le matin pour aller travailler, sauf que je n’avais pas remarquĂ© qu’elle ressemblait Ă  ça, lĂ  oĂč elle s’arrĂȘte sur les rives du lac. Je pense rapidement Ă  Toulouse, aux rives de la Garonne, et aussi que c’est Ă  ça qu’une autoroute qui finirait abruptement sur les quais de l’ĂŽle de la CitĂ©e ressemblerait.

Je retrouve l’adresse d’un cafĂ© Ă  la programmation pointue tenu par des artistes. Je fais rapidement le tour du petit local en essayant de gĂȘner le moins possible les clients qui regardent un film en noir et blanc. Je ne vois personne de connu, particuliĂšrement pas la personne que je cherchais. Je dĂ©cide de partir, mais je ne fais accrocher dans l’espace fumeur par une vague connaissance qui a l’air blessĂ© que je ne la salue pas. Je commence Ă  parler, un peu, d’abord en français puis ensuite en anglais, en leur demandant si elles, puisque toutes celles qui participent Ă  la conversation sont des femmes, connaissent cette Ă©cole, prĂšs de la fin de la rue Sherbourne, au bord du lac, si elles savent qu’une Ă©meute s’y dĂ©roule. Des hommes Ă©coutent mais ne disent rien. Les femmes entretiennent la conversation en me disant que oui. Rien de plus. ça ne me surprend pas, ni ne me choque.

Je me rĂ©veille en sueur, sous le ciel couvert d’orage de Toronto, mon T-shirt «Nous sommes la gauche» tout entortillĂ© et l’Ă©paule douloureuse d’avoir eu mon bras droit coincĂ© sous moi. Mon ventilateur brasse silencieusement l’air humide. Il est 17h39. Dans ma douche, l’orage, ou peut-ĂȘtre la voisine, a fait remonter par la bonde de l’eau sombre oĂč flottent des feuilles de menthe, qui s’attardera quelques heures avant de repartir.