
Quand j’arrive Ă dormir, je fais des rĂȘves inquiĂ©tants. Je suis Ă l’intĂ©rieur d’un gigantesque corps humain collectif, oĂč chacun est occupĂ© Ă essayer de comprendre quelle est sa place dans la machine globale. Pas d’open space, nous sommes chacun dans notre petit espace, Ă appliquer des instructions qui ne nous sont pas explicitĂ©es mais que nous connaissons, manâuvrant dans cette obscuritĂ© sĂ©mantique pour essayer de corriger les dĂ©sĂ©quilibres du robot gĂ©ant. Toujours sans qu’on sache pourquoi, la Direction, les Hautes sphĂšres, dĂ©cident de parquer le gĂ©ant sur une planĂšte inconnue, et quittent le collectif dans une flottille des vaisseaux spatiaux dĂ©pareillĂ©s pour se garer sur la montagne voisine. Nous sommes seuls, alors, dans le corps dĂ©sormais ingouvernĂ© et inamovible, exposĂ©s dans notre collectif Ă©chouĂ©, isolĂ©s face Ă la menace des autochtones chevaucheurs de tigres bleus. MalgrĂ© de petites victoires, nous savons, nous, ceux ne peuvent pas fuir, que notre guerrilla de cubicule ne nous sauvera pas. Tout au plus, elle retardera l’avancĂ© de ces dangers muets et sourds, comme la porte de ma cabine ne peut rĂ©sister qu’un moment Ă leur force aveugle. Quand l’une des crĂ©atures arrive Ă passer son bras Ă travers la ventilation, et va m’attraper par les cheveux, je dĂ©cide de me rĂ©veiller.Â
Pendant tout le rĂȘve, je suis trĂšs calme, beaucoup plus calme que je ne le suis en ce moment dans la rĂ©alitĂ©, oĂč j’alterne entre colstĂšre sombre et rĂ©signation, entre empathie et incomprĂ©hension profonde, sans jamais trouver un milieu qui me permettrait de me reposer. Quand j’ouvre les yeux, je suis las, comme celui qui sait qu’il va devoir recommencer le scĂ©nario des nuits encore et encore, pour essayer de donner finalement du sens Ă notre ensemble et tenter de nous protĂ©ger.
Personne n’Ă©coute les canaris des mines, nos minoritĂ©s, nos vies exposĂ©es, nous qui n’avons pas le privilĂšge d’affirmer que demain, «ça ira mieux», parce que nous savons que ça n’ira pas mieux par dĂ©faut, que nous devrons arracher ce mieux, juste pour pouvoir survivre.
Nous vous avons prĂ©venu que la Manif pour tous, ça n’Ă©tait pas que des passĂ©istes rigolos, mais la rĂ©surgence glaçante de la RĂ©action sous une forme moderne, terriblement efficace, autour de laquelle se redĂ©finirait la droite pour mieux nous sacrifier.
Nous vous avons dit que les attaques dont sont victimes les femmes et les personnes homosexuelles, dans la rue ou sur le net, Ă©taient graves et qu’elles Ă©taient le signe d’un dĂ©sĂ©quilibre profond et pathogĂšne de notre sociĂ©tĂ©, qu’ils ne s’agissaient pas «seulement» de trolls.
Nous vous avons dit que les actes et les paroles racistes les plus infĂąmes avaient dĂ©sormais toute license de circuler, sans ne rencontrer le plus souvent qu’un haussement d’Ă©paule, et que ce n’Ă©tait pas normal qu’on accepte qu’une partie de nous soit ainsi traitĂ©e.
Nous vous avons dit qu’il y avait un problĂšme avec la presse et la majeure partie de l’Ă©ditocratie politique hors sol qui continuait de servir la soupe aux dirigeants au lieu de les tenir redevables en leur posant de vraies questions qui feraient trĂ©bucher leur communication.
Nous vous avons dit qu’attaquer les malades, remettre en cause la sĂ©curitĂ© sociale, stigmatiser les chĂŽmeurs et les prĂ©caires, c’Ă©tait dangereux pour la santĂ© de toutes et tous, en plus d’ĂȘtre inique.
Nous vous avons dit que le systĂšme agroalimentaire qu’on entretient depuis des annĂ©es fabrique des produits inadaptĂ©s Ă la consommation humaine et que notre dĂ©pendance au pĂ©trole nous tue, bien plus vite qu’on veut le reconnaitre. L’air est viciĂ©, littĂ©ralement.
Le refus obstinĂ© de reconnaitre les systĂšmes d’oppression Ă l’âuvre pour ne retenir que des actes isolĂ©s nous a menĂ©s Ă l’impasse dans laquelle on se trouve aujourd’hui. On ne peut pas lutter contre l’homophobie, le sexisme ou le racisme quand on refuse de les voir pour ce qu’ils sont, des ensembles complexes de dimension systĂ©mique, oĂč une partie de la population s’accroche Ă ses privilĂšges face Ă une minoritĂ©. On ne peut pas lutter contre un ennemi qu’on refuse d’admettre.
Aujourd’hui, plus de quarante pour cent des Ă©lecteurs sont prĂȘts Ă voter pour un candidat d’extrĂȘme-droite, et en dĂ©licatesse avec la justice, que ce soit Fillon ou Le Pen. Bon, mĂȘme ce chiffre n’est pas fiable, puisqu’il nous est fourni par des sondages qui ont rĂ©guliĂšrement montrĂ© leur absence de pertinence. Mais on sait qu’ils sont beaucoup. Seule certitude, dans un pays qui tourne rond, ces personnes n’auraient jamais dĂ» avoir la moindre chance d’ĂȘtre candidates, et encore moins Ă©lues.
Le Pen, candidate du parti fondĂ© par des collaborateurs et des anciens SS, refuse de rembourser l’argent qu’elle a volĂ© Ă l’Europe et refuse Ă©galement de retirer sa candidature en cas de mise en examen, parce qu’elle rĂ©cuse le pouvoir des juges. Aucune tache ne semble coller sur le profil de cette millionaire qui a dissimulĂ©, comme son pĂšre, son patrimoine et que son parti est le parti touchĂ© par le plus d’affaires judiciaires. Une candidate, qui passe ses journĂ©es Ă nous chanter le refrain rance de la souverainetĂ© nationale, aprĂšs avoir empruntĂ© de l’argent Ă des banques russes, qui bĂ©nĂ©ficie du soutien d’une flotte d’internautes Poutinistes s’apprĂȘtant Ă utiliser en masse des bots et Ă attaquer les autres candidats.
Fillon, lui, continue de faire campagne sur la probitĂ©, et a dĂ©cidĂ© de rester candidat alors qu’il est mis en cause dans plusieurs affaires, dont une d’emploi fictif. Sans aucune gĂȘne, il continue Ă dĂ©signer les «fraudeurs», les Ă©trangers, les prĂ©caires et les personnes homosexuelles comme ses adversaires, pendant que les Ă©ditorialistes politiques tĂ©lĂ©visuels continuent Ă le dĂ©fendre, dĂ©nonçant la «dictature» de la transparence et en critiquant le travail journalistique rĂ©alisĂ© par leurs consoeurs et confrstĂšres. Ainsi, Franz-Olivier Giesbert, trempĂ© dans l’affaire Fillon via son Ă©pouse et la Revue des deux mondes, continue de publier ses tribunes surrĂ©alistes, attaquant Ă la fois et dans le dĂ©sordre, la transparence, la justice et les utilisateurs de Twitter. Les journalistes, lorsqu’ils ont Ă©tĂ© convoquĂ©s par ce mĂȘme candidat, n’ont pas jugĂ© bon de lui poser des questions sur les affaires en cours, et n’ont pas non plus jugĂ©s bon de dĂ©fendre la seule journaliste qui a osĂ© l’interpeller quand elle s’est faite attaquer par le candidat. Des attaques qui se sont ensuite Ă©tendues Ă la famille du rĂ©dacteur en chef pour devenir une campagne de dĂ©nigrement en rĂšgle. Sans presse qui fonctionne, pas d’information et sans information, impossible de se former une opinion pertinente. Reste la peur comme seul compas.
En attendant la fin du monde, la police, qui a des pouvoirs exceptionnels grĂące Ă l’Ă©tat d’urgence, continue de tuer et violer des adolescents noirs et arabes, sans que ça gĂȘne vraiment la majoritĂ© («Tu comprends, leur travail est difficile.»). La moitiĂ© des forces de police vote Front National et j’ai des sueurs froides en pensant Ă l’impunitĂ© dont ils bĂ©nĂ©ficieront sous un rĂ©gime Le Pen. La rĂ©ponse du pouvoir socialiste Ă cette menace: assouplir les rĂšgles de lĂ©gitime dĂ©fense pour les policiers, durcir les peines pour outrages aux forces de l’ordre et autoriser l’anonymat des enquĂȘteurs.
Soyons honnĂȘtes, la plupart des Ă©lecteurs et des Ă©lectrices sont capable de voter pour Le Pen parce qu’ils ne pensent pas vraiment qu’ils auront Ă supporter les consĂ©quences de cette Ă©lection, puisqu’ils ne sont pas, Ă leurs yeux, ni des feignants, ni des resquilleurs, ni des pervers, ni des Ă©trangers. Ils n’ont pas peur de la police, innocents qu’ils sont. Les Ă©lecteurs de Fillon, eux, je pense que c’est trĂšs lĂ©gstĂšrement diffĂ©rent, ils veulent viscĂ©ralement voir la droite retourner Ă sa place lĂ©gitime, au pouvoir. Je crois qu’ils vivent toute parenthĂšse de gouvernement de gauche comme un coup d’Ă©tat et ils sont prĂȘts Ă soutenir n’importe quel cheval boiteux pour y remĂ©dier.
De l’autre cĂŽtĂ© de la mer, loin dans une autre langue, Donald Trump, star de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ©, entrepreneur ratĂ©, a rĂ©ussi Ă se faire Ă©lire grĂące Ă l’aide des chrĂ©tiens fondamentalistes, et installe un gouvernement fasciste, ciblant les femmes et les musulmans amĂ©ricains, refusant de reconnaĂźtre que les Juifs ont Ă©tĂ© les cibles principales de l’Holocauste et critiquant ouvertement l’indĂ©pendance de la justice. Les mĂ©canismes qui ont portĂ© Le Pen aux marches du pouvoir, sont certes diffĂ©rent de ceux qui ont menĂ© Trump Ă la prĂ©sidence des Ătats-Unis, mais le rĂ©sultat sera le mĂȘme. Elle imposera ses dĂ©cisions politiques arbitraires, les attaques contre les minoritĂ©s vont exploser sans que la majoritĂ© ne rĂ©agisse, parce que ses idĂ©es sont partout. Elles ont migrĂ© par capillaritĂ© jusqu’Ă la gauche du spectre politique, une gauche qui est parfois incapable de comprendre que le respect de ceux qui parlent pour eux-mĂȘmes, et le libre choix de ce qu’on fait de son corps et de son cul sont au cĆur de ce qu’elle devrait dĂ©fendre.
Quand bien mĂȘme Le Pen perdrait, je ne vois pas comment on pourrait se rĂ©jouir. Je refuse par avance votre invitation Ă la grande cĂ©lĂ©bration rĂ©publicaine qui suivrait une victoire d’un autre candidat de droite. Ne comptez pas sur moi pour me rĂ©jouir d’avoir Ă©viter la sortie de route, alors que celle-ci nous mĂšne au ravin.
Je vous le dis, comme nous avons dĂ©jĂ essayĂ© de vous le chanter sous tous les tons: Ils viendront pour vous. Ils vont commencer par nous, les minoritĂ©s, vous allez mettre du temps Ă rĂ©agir, il y aura des morts. Et ils se tourneront vers vous, rognant vos droits pour aller encore plus loin dans ce qu’ils portent par essence, le fascisme.
VoilĂ ce qui tourne dans mes nuits, quand j’ai peur de ce que demain sera fait, pour moi et les personnes qui me sont chĂšres, quand je me demande si ce pays saura me protĂ©ger de ce qu’il a créé.
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