Au bout des mots

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Tu descends vers la plage, c’est la nuit et tu ne vois pas grand chose, parce qu’il n’y a qu’un lampadaire tous les 20 mĂštres et pas dans toutes les rues. ça sent la mer, tu sais que c’est c’est lĂ  mais tu ne sais pas exactement oĂč elle est. Mes pas rĂ©sonnent sur le gravier des trottoirs et j’ai peur de rĂ©veiller les gens, qu’ils sortent avec des fourches et des torches pour chasser l’Ă©tranger qui marche la nuit. Je m’attends Ă  ce que les rideaux se fendent pour que les habitants du coin regardent qui est cet enfant sauvage qui marche au milieu de la route.

Tu tournes au coin d’une derniĂšre rue, et la plage est lĂ . Le bruit que j’entendais depuis la maison, ce n’Ă©tait pas le vent, c’Ă©tait les vagues. C’est fort et sourd et primal. Et notre corps le reconnaĂźt immĂ©diatement, ce mouvement, ce sel, cette masse poisseuse et ça nous prend au ventre et moi, ça me fait pleurer. J’ai regardĂ© les vagues et j’ai pleurĂ© comme un gamin fou, dans le village vide, Ă  gros sanglots.

J’ai pleurĂ© sur la fin de mon histoire d’amour, sur les moments qui ne seraient jamais, sur les hommes qui m’avaient oubliĂ©, dĂ©jĂ . J’ai pleurĂ© sur l’homme qui n’Ă©tait pas lĂ , cette nuit, avec moi. Sur ceux qui ne me choisiraient pas. Sur celui qui m’avait choisi il y a si longtemps et qui Ă©tait maintenant reparti. J’ai pleurĂ© sur mes espoirs. J’ai pleurĂ© mon coeur abĂźmĂ© par les accidents d’amours et ma faiblesse de ne pas savoir mieux aimer.

Pas loin du rivage, il y avait un petit bateau de pĂȘche qui s’Ă©loignait du port, l’arriĂšre illuminĂ© par de puissantes lampes blanches. Des hommes dessus, sur le pĂ©trole de la mer, avançant dans la nuit. Mais cette fois, ça ne m’a pas terrorisĂ©, cette prĂ©caritĂ© de la lumiĂšre, ces tout petits humains sur l’ocĂ©an gigantesque. Les lumiĂšres du port, au loin, et le noir mouvant de la mer entre nous, toute cette eau qui semble attendre de nous reprendre. Mais ce n’est pas par mĂ©chancetĂ©, j’ai pensĂ©; c’est plus fort qu’elle. La mer sent que nous sommes pleins d’elle et cherche juste Ă  nous ramener Ă  la maison. Ce n’Ă©tait pas triste en fait. Face Ă  l’ocĂ©an, je me suis rendu compte que je n’avais plus peur du noir.

Le soir de mon arrivĂ©e, le car s’est arrĂȘtĂ© prĂšs du dĂ©barcadĂšre, et il n’y avait personne et rien d’ouvert, sauf l’office du tourisme, qui m’a demandĂ© mon code postal. J’ai rĂ©pondu «Paris» et mon coeur a fait un drĂŽle de bond parce que c’est ça que ça me fait quand je pense Ă  Paris. Le soleil Ă©tait dĂ©jĂ  en train de se cacher, parce que c’Ă©tait la tombĂ©e de la nuit et j’ai remontĂ© les rues dans le jour finissant jusqu’Ă  chez Anne. La maison Ă©tait lĂ , avec son odeur de maison pas habitĂ©e toute l’annĂ©e. J’ai posĂ© mon sac, j’ai soufflĂ© et je suis sorti faire des courses.

Tout Ă©tait fermĂ©, sauf le supermarchĂ© Ă  l’entrĂ©e de la ville. Dans la rue principale, trois enseignes affichaient un panneau «A vendre». Un peu plus loin, dans la boulangerie prĂšs de la maison, il y avait deux pains et des biscottes, et rien d’autre. Je sais mĂȘme pas comment il paye son Ă©lectricitĂ©. En hiver, le village s’endort, d’un sommeil qu’il est difficile de ne pas prendre pour un coma mortel. Comment vivent les gens dans leurs maisons dont on ne devine rien, dans tout ce calme? Je mesure mon inadĂ©quation permanente dĂšs qu’on me sort de l’agitation de la grande ville, mais je crois que c’est aussi ce que je suis venu chercher, le silence, le sommeil, au pays des gens qui garent leur bateaux dans leur jardin durant les mois d’hiver. Que reste-t-il quand tout se tait.

Plus tard, j’ai eu des Ă©clats de pleurs soudains, quand j’ai pensĂ© Ă  Michel, mon pĂšre, et que je me suis rendu compte que j’avais du mal Ă  me souvenir de son visage. Je le reconnaĂźtrais s’il passait le pas de la porte, bien sĂ»r, mais je ne pourrais plus le dessiner, je pense. Et pourtant, il est tellement lĂ . Surtout dans ces maisons fraĂźches, dĂšs que je quitte Paris. C’est chez moi aussi, la fraĂźcheur du matin qui nous empĂȘche de quitter la couette, l’air humide, le calme, la grande cuisine. C’est chez moi mais je ne sais pas encore quoi faire de ces moments, avec ces fantĂŽmes, dans une maison.

C’est la nuit, le plus dur, Ă©videmment. Parce que le jour, on marche. Mais la nuit, on se pose. Et la nuit tombe tĂŽt en dĂ©cembre. Le froid, ça va, il fait moins froid qu’Ă  Paris. Du coup, c’est agrĂ©able de marcher et prendre le chemin de randonnĂ©e pour aller jusqu’au phare d’EckmĂŒhl, au bout du monde. Puis c’est simple, c’est tout droit, c’est pas comme d’habitude, oĂč tu dois faire gaffe, faire des choix. LĂ , tu fixes le phare et tu avances, sous les embruns et la bruime en Ă©coutant de la musique libanaise, sans pleurer, parce que ça va tellement bien avec la plage bretonne qu’on dirait que ça a Ă©tĂ© composĂ© pour. C’est de la musique de rives et de bateau, de la musique de gens qui attendent des marins.

On ne visite pas le phare l’hiver. A son pied, il y a un autre office du tourisme puisque nous sommes dans une autre ville, avec une autre dame qui me demande aussi mon code postal. Pas ma ville, mon code postal. J’ai encore une fois hĂ©sitĂ© Ă  lui donner celui de ma naissance. Ou celui de Toronto. Ou celui d’Avignon, tiens. J’ai redis «Paris», parce que c’est lĂ  oĂč j’habite. Nicolas m’a demandĂ© si je comptais repartir, dĂ©sormais. Il voulait dire au Canada. J’ai dit non, bien sĂ»r que non. Mon code postal, c’est Paris. J’y suis pour moi, finalement, et pas parce que nous.

La Bretagne, c’est dĂ©jĂ  un peu le Canada. C’est le mĂȘme ocĂ©an, et c’est peut-ĂȘtre cette eau, le pays que je cherche, mon atlantide pleine de monstres, oĂč je pourrais enfin m’occuper des morceaux de gravier coincĂ©s dans mes plaies. Les bains de mer sont bons pour les blessures, on y baigne les chiens blessĂ©s pour aider Ă  la cicatrisation. J’espĂšre que ça marche aussi par osmose pour les enfants sauvages meurtris.

Je n’ai plus peur de la nuit parce que c’est moi le monstre dans le noir, qui rentre en claudiquant sur ses jambes Ă  vif, le coeur plein d’amour dont il ne sait pas quoi faire. Les mots n’y font rien, en fait. Je ne parle la langue de personne et personne ne peut rĂ©pondre Ă  mes hurlements la nuit face aux vagues. Le vent souffle jusqu’Ă  ce que je sois estourbi Ă  force d’ĂȘtre brassĂ©, mes larmes sĂ©chĂ©es. Il reste l’amour, alors, quand on arrive au bout des mots.

Commentaires

2 rĂ©ponses Ă  “Au bout des mots”

  1. Avatar de Araignée

    Mes pensĂ©es t’accompagnent dans tes marches salĂ©es. La maison va-t-elle se remplir un peu pour les fĂȘtes ? Quoiqu’il en soit, repose-toi bien.

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