Mais de la mĂȘme maniĂšre que je n’ai pas pensĂ© mon passage vers la sociologie comme une rupture par rapport Ă la philosophie, dâun objet Ă l’autre, de la psychiatrie au salariat, c’est plutĂŽt une sorte de glissement qui s’opĂšre, avec sans doute dans les deux cas un goĂ»t, un intĂ©rĂȘt, une curiositĂ© pour des trajectoires un peu tremblĂ©es, des situations un peu sur les bords. Le traitement de la folie, la marginalitĂ©, le social, la prĂ©caritĂ©, la dĂ©saffiliation : il y a quand mĂȘme des proximitĂ©s ; ce n’est pas la mĂȘme chose, mais ce ne sont pas des univers Ă©trangers.
 » Le travail au long cours, entretien avec Robert Castel, Vacarme.
Le point de dĂ©part de mon attention Ă ce mode de gouvernement des populations, c’est quelque chose que vous n’avez sans doute pas connu : le projet Gamin. Ce projet a suscitĂ© une mobilisation Ă laquelle j’ai participĂ© : j’y ai vu un danger de gestion prĂ©visionnelle des risques de pathologie mentale, mais aussi de toutes les formes de distance par rapport Ă la norme. Peut-on l’appliquer au chĂŽmage ? C’est une hypothĂšse Ă tester. J’essaierai peut-ĂȘtre de le faire, car il me semble nĂ©cessaire de repenser le chĂŽmage. On a toujours tendance Ă le penser sur fond de plein emploi, comme une pĂ©riode de latence plus ou moins longue avant le retour Ă l’emploi ; mais, dĂšs lors qu’il s’installe durablement, Ă©mergent de nouveaux modes de gestion du chĂŽmage. L’institutionnalisation de la prĂ©caritĂ© me paraĂźt constituer une de ces formes : mettre tout le monde au travail sous des conditions dĂ©gradĂ©es pour sortir du chĂŽmage.
(…)
La dynamique souterraine de l’histoire c’est la conflictualitĂ© : il y a des dominants et des dominĂ©s, des rapports de forces â je le crois profondĂ©ment. Il est possible que cela n’apparaisse pas assez dans mon travail, parce que ce que je dĂ©cris ce sont plutĂŽt les rĂ©sultats. Mais, derriĂšre, il y a dâimmenses conflits, Ă©normĂ©ment de violence et dâinjustices qui forment la trame des compromis. Le monde dans lequel nous vivons est loin dâĂȘtre apaisĂ©.
Robert Castel vient de mourir Ă 79 ans.
[Edit 15/03/13]
L’histoire sociale nous apprend que l’autonomie des individus s’est construite Ă partir de droits, et de droits attachĂ©s dâabord au travail. Les prolĂ©taires misĂ©rables des dĂ©buts de l’industrialisation Ă©taient des moins que rien, mĂ©prisĂ©s, des classes misĂ©reuses, des classes dangereuses dont on avait peur ; ils Ă©taient complĂštement en dehors de la citoyennetĂ© dĂ©mocratique, mĂȘme aprĂšs la mise en place du suffrage universel. Comment ce malheureux travailleur, ou plutĂŽt ce misĂ©rable pour reprendre l’expression de Victor Hugo, est-il devenu un citoyen Ă part entiĂšre ? En devenant un salariĂ© protĂ©gĂ©. C’est dâabord un ensemble de droits attachĂ©s Ă la condition ouvriĂšre, puis salariale, qui ont donnĂ© cette consistance Ă l’individu moderne et qui en ont fait un citoyen. Autrement dit, il me semble que, et ce n’est pas une opinion personnelle mais un constat que nous apprend l’histoire sociale, que les protections les plus fortes ont Ă©tĂ© attachĂ©es au travail. Elles ne sont pas tombĂ©es du ciel, mais aprĂšs des luttes sociales, syndicales, et aussi des compromis, des nĂ©gociations avec les « partenaires sociaux ». Peut-ĂȘtre qu’en derniĂšre analyse, si on ne peut plus attacher des protections fortes au travail, il faudra se rĂ©signer Ă ce revenu dâexistence comme Ă une position de repli. Dans ce cas, il faudra qu’il soit le plus fort possible, plutĂŽt 1 000 ⏠que 400 âŹ. Mais ce serait une rĂ©gression par rapport Ă notre conception de la protection sociale.
 » Entretien avec Robert Castel, Mouvements.
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