
OĂč sont les trompettes? les colonnes de pierres et leurs consoeurs de feu? Le dĂ©luge de magma, la terre qui tremble, le choeur des anges avec leur robes immaculĂ©es et leurs Ă©pĂ©es brĂ»lantes de justice aveugle? Alors, il n’y aura pas de rĂ©vĂ©lation. La lumiĂšre ne descendra pas sur moi pour me baigner de sa douceur veloutĂ©e et personne n’entendra mes louanges chantĂ©es par les gorges d’ĂȘtres d’amour.
C’est un matin comme les autres, en somme. Je ne sais mĂȘme pas exactement quel matin. Dans ma tĂȘte, il fait beau, avec des rayons brillants sur l’orange de mon mur. Mais peut-ĂȘtre est-ce pendant une tempĂȘte de neige, ou un matin gris. En tout cas, je suis Ă cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre et je regarde dehors, je me vois dans la glace, et je mesure combien j’ai changĂ©.
C’est drĂŽle de commencer Ă saisir ce que ressentaient vos parents en mĂ»rissant. J’ai compris, enfin, qu’il n’y a pas de transformation radicale chez l’humain, on ne passe pas de la chenille infantile au papillon adulte. Il n’y a pas de mĂ©tamorphose, plutĂŽt un long tissage de vĂ©cu autour du noyau vrai, un coeur prĂ©sent jusqu’Ă la fin, qui donne des fillettes de 65 ans et des vieux cons de 16 ans. On le voit parfois encore, chez nos parents, subrepticement, un regard, un geste, on devine la personne Ă l’intĂ©rieur du corps qui vieillit. Une petite flamme, leur Ăąme, peut-ĂȘtre, ce qui nous manque en tout cas quand elle est soufflĂ©e.
Le manteau de la folie a glissĂ© de mes Ă©paules. Je laisse pousser ma barbe, enfin j’essaye. Je marche toujours comme un cow-boy. J’ai dĂ©couvert rĂ©cemment que j’Ă©tais grand et j’aime bien cette idĂ©e, finalement. Je porte du rose.
J’erre dans les rues du marais et m’y sens aussi dĂ©placĂ© que si j’Ă©tais hĂ©tĂ©ro. Quand on me parle de sortir en soirĂ©e, je vois promiscuitĂ©, je vois prise de risque et je vois contamination. C’est ça mon monde, je regarde la communautĂ© pĂ©dĂ© avec des lunettes Ă vision nocturne. Je vois ce dont personne ne parle et je n’aime pas ce que je vois.
Je vois ces petites folles nerveuses, qui grelottent dans le froid parisien au lieu de s’habiller chaudement. Le gel sur leur cheveux, la clope au bec, la flamme qu’elles ne peuvent pas Ă©teindre au fond de leurs yeux fiĂ©vreux mais qui refuse pourtant de briller franchement. J’ai beaucoup d’empathie pour eux, de la tendresse presque, j’aimerais bien rassurer tous ces pĂ©dĂ©s, en leur disant que ça ira mieux, que nous faisons partie d’une communautĂ©, qu’ils trouveront des gens pour les aider Ă lutter contre les discriminations et pour inventer une nouvelle façon d’ĂȘtre ensemble. Sauf que, bien sĂ»r, je n’y crois plus.
Le bareback a tout gĂąchĂ©, en fait. Il a tracĂ© une ligne infranchissable entre la sombre minoritĂ© malade qui le promeut, accompagnĂ©s de leur cohorte de connes qui s’en foutent ou qui trouvent que, quand mĂȘme, «pour le porno, c’est plus sexy», sans rĂ©flĂ©chir Ă ce que ça signifie de tripper sur un mode de contamination, et ceux comme moi qui ne peuvent pas oublier ce que ce discours signifie. Construire notre communautĂ© de destin sur la douleur et l’angoisse. Non merci. Ca m’a rendu tellement dur.
J’Ă©tais jeune, pourtant. Je me souviens de la premiĂšre barbe frottant sur ma joue et de cette Ă©motion, ce soulagement tellement violent qu’il m’avait coupĂ© les jambes. Je ne m’Ă©tais pas gourĂ©, je voulais frotter ma joue contre une barbe le reste de ma vie. J’Ă©tais beau ce soir lĂ , si j’en crois mes amis, et moi je me sentais briller.
Et puis un jour vous ĂȘtes vieux. L’Ă©paisseur de votre vie est telle qu’elle vous isole. Vous ne comprenez pas pourquoi tout le monde pleure Super Nanny, Facebook est chiant et vous faĂźte votre mĂ©nage en Ă©coutant le podcast de la Nouvelle fabrique de l’histoire de France Cul’. Un de vos poils de nez est blanc et vous rĂ©alisez qu’il va falloir s’appuyer sur autre chose que votre physique pour faire tourner les tĂȘtes sur votre passage. Parce que, c’est bien de ça qu’il s’agit, d’amour. S’il n’y a rien, il reste l’amour, pas l’amour catho ou l’amour oeillstĂšre, l’amour qui tĂąche et qui fait faire des conneries, celui qui nous fait sourire bĂȘtement et cueillir des fleurs. L’amour Ă©phĂ©mĂšre qui nous fait bander, la queue ou le cerveau. L’amour Ă vie. Ce sentiment d’exister un peu moins pour rien. News flash : on ne trouve pas l’amour en se faisant remplir le cul de virus mortels.
Je suis un dinosaure, d’une espĂšce de pĂ©dale qui est en train de disparaĂźtre. Je suis le plus jeune dinosaure du monde. Je mets des capotes tout le temps, mĂȘme si l’idĂ©e me fait parfois dĂ©bander et je reste terrorisĂ© Ă l’idĂ©e de contaminer mon amoureux.
Je ne suis pas en train de me plaindre. Ca serait un peu ignoble. La situation en France pour les sĂ©ropos n’est pas celle d’il y a 10 ou 15 ans. C’est intĂ©ressant de se souvenir que le pacs a Ă©tĂ© pensĂ© pour les veuves en colstĂšre du sida, dans une situation d’urgence. Un sous-mariage pour les mourants. Aujourd’hui, c’est moi qui voudrait pouvoir Ă©pouser Nico parce que je serai sĂ»r ainsi qu’il ne pourrait pas ĂȘtre foutu Ă la porte de notre pays. Je fais partie d’une classe de sĂ©ropos privilĂ©giĂ©e, je suis suivi par un mĂ©decin compĂ©tent qui me comprend, je commencerai des traitements quand j’en aurai besoin et ils seront pris en charge. Je pourrais en parler autour de moi, Ă ma famille, au boulot et je sais qu’on me soutiendra. Je ne suis pas un Ă©tranger dans la France de Sarkozy et j’ai viscĂ©ralement honte d’en ĂȘtre tant soulagĂ©.
Ca ne m’empĂȘche pas de penser qu’ĂȘtre sĂ©ropo en France aujourd’hui est usant, parce que les traitements et la qualitĂ© de vie n’effacent pas la stigmatisation insidieuse, les remarques vertes de certains proches qui pensent bien faire et la culpabilitĂ© dont personne n’essaye vraiment de vous soulager. Sans parler des regards apitoyĂ©s, des connasses qui vous collent une Ă©tiquette sans vous demander votre avis et de ce regard, si particulier, des mecs qui vous considĂ©raient dĂ©sirables, jusqu’Ă ce que vous disiez que vous ĂȘtes sĂ©ropo et que vous voyiez, au fond de leurs yeux, s’Ă©teindre la possibilitĂ© parce qu’en vous ĂȘtes passĂ© de l’autre cĂŽtĂ©. Je crois que ça tue quelque chose en moi Ă chaque fois.
Je ne suis pas qu’un virus. Je suis complexe, paradoxal, je pleure devant Grey’s Anatomy et je fais de l’humour noir sur la mort de mes proches. Je veux tout et son contraire, partir, rester, dormir, me lever tĂŽt, je dirais pas non Ă l’idĂ©e d’avoir des enfants mais je dĂ©teste les parents. J’ai des jours de grande beautĂ©, oĂč mes cheveux tombent parfaitement bien en place et oĂč mes yeux brillent et certains jours oĂč je me fais peur tout seul en regardant dans le miroir. Je suis tellement plus qu’un virus.
Je vous connais, je sais qu’il y en a qui sont dĂ©jĂ , avec peut-ĂȘtre un peu de mauvaise conscience, en train de justifier ce genre de triage d’amants, parce que, quand mĂȘme, on a le droit de baiser avec qui on veut et de se protĂ©ger. Je ne veux pas entendre vos petits arrangements avec vous mĂȘme, je n’ai pas Ă les entendre et encore moins Ă les cautionner.
C’est pĂ©nible de sentir, qu’en tant que sĂ©ropo, nous vous «empĂȘchons» de barebacker l’esprit tranquille. Je comprends que la plupart d’entre nous prĂ©fĂšre fermer leur gueule. Je ne sais plus pourquoi j’ai mentionnĂ© que j’Ă©tais sĂ©ropo Ă un ami du volley au cours d’une de nos conversations. Il a continuĂ© Ă parler, puis c’est arrĂȘtĂ© et m’a dit, surpris : «C’est bien, dis donc, tu en parles facilement.» Ca m’a fait chier, parce que je comprends sa surprise mais que je la dĂ©teste, je dĂ©teste qu’un pĂ©dĂ© en 2010 soit surpris que je parle facilement de ma sĂ©ropositivitĂ©. Je connais si peu de sĂ©ropos, alors que je suis un pĂ©dĂ© Ă Paris qui bosse sur le VIH. Il n’y pas de communautĂ© de destin. Ce n’est pas que c’est difficile d’en parler, c’est qu’on n’en parle pas. Les sĂ©ronegs s’en foutent (le sida, c’est toujours les autres) ou alors ils sont terrorisĂ©s. Les autres ont peur de casser l’ambiance en amenant le sujet. Personne n’aime ĂȘtre un pisse-froid. En fait, peut-ĂȘtre qu’il y a une communautĂ© de destin, sous la forme d’une gigantesque cicatrice courant parmi nous, sĂ©ronegs comme sĂ©ropos.
A quand un vĂ©ritable travail sur le traumatisme communautaire que reprĂ©sente le sida pour les pĂ©dĂ©s? Je ne parle pas d’aller faire un carrĂ© de patchwork («A TEDDY BEAR?!?»), mais de prendre en compte le traumatisme spĂ©cifique du pĂ©dĂ© qui apprends qu’il est contaminĂ©. L’impression de s’inscrire dans une destinĂ©e figĂ©e dans le basalte, la complĂ©tion de la mythologie de la folle, la rĂ©alisation de la prophĂ©tie jetĂ©e Ă nos faces candides par nos parents quand on sort du placard: «Mais, et le sida ? Si tu couches avec des hommes, tu vas attraper le sida!» Combien ne s’en relĂšvent pas ?
Je refuse tout ça en bloc. Je refuse la culpabilitĂ©, je refuse de vouloir moins parce que je suis pĂ©dĂ© ou sĂ©ropo, je refuse. Je veux tout. Je veux la vĂ©ritĂ©, le respect, la vie, la compassion et l’indiffĂ©rence. L’amour.
Je crois que la chute commence avec des concessions Ă nos idĂ©aux. On accepte moins et on a de moins en moins. C’est valable pour les femmes et les autres minoritĂ©s. Nicolas m’a dit rĂ©cemment que j’Ă©tais plus belle, avant. Je ne l’ai pas mal pris, parce que je sais ce qu’il veut dire. J’avais une incandescence douloureuse, une sauvagerie bizarre qui a Ă©tĂ© domptĂ©e. Et j’en suis tellement heureux. Je n’ai pas laissĂ© les braises de mes chardons intĂ©rieurs me consumer insidieusement. Mais je me souviens ce que c’est de tenir ses positions. Je garde le feu sous la glace.
Je repense souvent Ă cet homme qui s’est jetĂ© du haut de la tour Montparnasse. En fait, j’y pense tous les jours. Je me revois dans mon bureau, suspendu face Ă la Tour Eiffel. Si je devais filmer la sĂ©quence, on verrait une ombre se dessiner sur mon visage quand l’homme passe devant ma fenĂȘtre, et on entendrait un fracas effroyable indiquant la fin de la chute. Je me lĂšverais, inquiet, nerveux sans savoir pourquoi, jusqu’Ă ce que j’arrive Ă la fenĂȘtre, on ne verrait pas le corps, juste mon visage, ma tĂȘte se tournant de gauche Ă droite et un gros plan sur ma main qui se contracte avant de se lever vers ma bouche et ma pĂąleur alors que je comprends ce qui s’est passĂ©. On lirait sur mes lĂšvres pĂąles la nausĂ©e me montant Ă la gorge, exactement le mĂȘme mal de mer qui me saisissait quand je jouais trop longtemps au manĂšge avec le fauteuil du bureau de mon pĂšre. Un grand fauteuil noir. Mon pĂšre avait un bureau, dans une Tour aussi, que je dĂ©testais. L’idĂ©e de travailler dans ce type d’endroit me faisait alors paniquer, l’air conditionnĂ© me suffoquait et je me jurais de ne jamais avoir de bureau dans une tour.
Aujourd’hui, je suis suspendu dans la Tour de verre, assis dans un fauteuil qui tourne. Avoir le sol si loin sous mes pieds me donne un impression Ă©trange, comme si mon corps tout entier se contractait en craignant de chuter. Si j’y pense un peu trop, je sens cette nausĂ©e faire baisser ma tension et m’amener le coeur au bord des lĂšvres.
Ca fait dix ans que je suis tombĂ© du haut de la tour. Je ne vois pas le sol, j’essaye de me dire que je vole. Je dois juste tomber plus lentement. Pas de trompettes, pas de choeur, pas de pleureuses, pas de musique ni de feux d’artifices, encore moins de roulements de tambours. Je vis avec le virus de l’immunodĂ©ficience humaine depuis dix ans.