
Dans Dead Like Me, George, l’hĂ©roĂŻne meurt lors du premier Ă©pisode en se prenant le siĂšge des toilettes de la station Mir, qui vient de se dĂ©sintĂ©grer dans l’atmosphĂšre, en pleine tĂȘte. La sĂ©rie continue sur ce mode, drĂŽle-triste, drĂŽle parce que les situation sont toujours uniques, et tristes, parce que des gens meurent et que leurs proches n’ont pas, bien sĂ»r, eu le temps de leur dire «Au revoir». Ou plutĂŽt, adieux.
Ce soir, en partant du travail, je n’ai pas rĂ©ussi Ă aller voir la tache. Je me demandais si je pourrais rester Ă cĂŽtĂ© de l’ombre du drame et avoir une rĂ©flexion d’ordre philosophique, ou un brin d’humour, face Ă la seule trace de ce qui c’Ă©tait jouĂ© plus tĂŽt.
Wrong. Comme Depeche Mode me le rĂ©pĂ©tait dans les oreillettes de mon iPhone, mais Ă©galement dans les hauts-parleurs du centre commercial, quelque chose Ă©tait wrong et l’angoisse diffuse, la nausĂ©e, me saisissaient de nouveau tandis que j’essayais de m’extirper du royaume de l’ombre. Ressortant au grand soleil, de l’autre cĂŽtĂ© de la place, je n’ai pas pu me rĂ©soudre Ă retourner prendre le mĂ©tro, et comme je ne me faisais pas suffisamment confiance pour prendre un vĂ©lib’, je suis parti Ă pied.
Ce bruit, c’est ce bruit que je n’arrive pas Ă oublier. Un bruit sourd, comme deux voitures qui se rentrent l’une dans l’autre, comme un paquet abandonnĂ© que les flic font sauter.
Puis ce cri de femme, je me suis dis, toujours plus malin que les autres, que c’Ă©tait encore une conne de touriste qui avait eu peur d’un attentat pour rien. Je me suis penchĂ© vers la fenĂȘtre de mon bureau, au 4e Ă©tage, et j’ai vu la femme blonde partir vers la gauche, entraĂźnĂ©e par son mari qui regardait en arriĂšre et puis j’ai vu cet enfant, contre la jardiniĂšre, Ă gauche aussi, dont les parents venaient de s’agenouiller devant lui, il trĂ©pignait, sa mĂšre se voulait ferme, c’est drĂŽle, je me suis tout de suite rendu compte que c’Ă©tait sĂ©rieux, dans la façon dont elle lui tenait le menton pour lui dire de la regarder, elle, dans les yeux. De lĂ oĂč j’Ă©tais, j’ai bien vu que la mĂšre avait une bonne rĂ©action, elle n’a pas paniquĂ©, elle a juste emmenĂ© son fils loin de la personne allongĂ©e, Ă vingt mĂštres de lĂ , Ă ma droite.
J’ai d’abord cru que cette personne n’avait rien Ă voir avec l’agitation qui commençait Ă se crĂ©er sur le parvis. De mon premier coup d’oeil, je me suis dis qu’il s’agissait d’un clochard qui Ă©tait tombĂ© et qui avait renversĂ© son cabas, ses tomates, sur les marches. Mais ça ne cadrait pas avec le bruit, on ne fait pas un tel bruit quand on trĂ©buche, et il n’y avait pas toujours pas d’accident de voiture en vue. Il n’y a pas eu de scĂšne de panique, pas de course, les gens continuaient Ă marcher mais certains s’attroupaient, en silence.
De mon bureau, je ne comprenais toujours pas, je regardais, je voyais bien cet homme allongĂ©, mais je n’arrivais pas Ă lire la forme de son corps. Je ne comprenais pas, mais dĂ©jĂ je sentais que quelque chose clochait. Une personne a levĂ© la tĂȘte vers notre tour et lĂ , j’ai compris. Le corps a fait sens, dans son dĂ©sordre de mort, j’ai compris que ce n’est pas le cabas qui avait explosĂ©, j’ai compris que si je n’arrivais pas Ă donner de sens Ă ce corps, c’est parce qu’il manquait des parties, j’ai compris qu’un homme avait sautĂ© du haut de la Tour Montparnasse et qu’il Ă©tait venu mourir sous la fenĂȘtre de mon bureau.
Je me suis reculĂ©, en horreur, saisi d’effroi et de nausĂ©e, j’ai tournĂ© plusieurs fois sur moi-mĂȘme, j’avais besoin de partager ce moment, mais comment dit-on Ă ses collĂšgues qu’il y a un mort sous leurs fenĂȘtres, j’ai attendu une respiration, j’ai twittĂ© la nouvelle pour la mettre Ă distance, je suis passĂ© dans le bureau des graphistes et j’ai dit Ă la seule personne prĂ©sente que je croyais, mais je n’Ă©tais pas sĂ»r, qu’un homme venait de se jeter du haut de la Tour. Mais dĂ©jĂ , on courait dans les couloirs. Je suis sorti, ma collĂšgue a vu ma pĂąleur et m’a demandĂ© si ça allait, elle savait de quoi je tremblais, elle amenait dĂ©jĂ un verre d’eau Ă la comptable.
J’ai appelĂ© Nico, puis mes amis, parce que j’avais besoin de mettre tout de suite des mots dessus, parce que je ne savais pas quelle Ă©tait l’Ă©tiquette, dans ce cas. Est-ce que j’Ă©tais sensĂ© rentrer chez moi? Continuer l’article sur lequel je travaillais et le mettre en ligne? Partir dĂ©jeuner? AssommĂ©, j’ai re-regardĂ© par la fenĂȘtre, pour voir que les pompiers et la police avaient dĂ©jĂ interdit le pĂ©rimĂštre aux passants et qu’ils avaient recouvert la plus grosse partie du cadavre d’une couverture de survie. J’ai avalĂ© difficilement ma salive. Je me suis aussi dit que c’Ă©tait un drĂŽle de choix de couverture.
J’ai finalement dĂ©cidĂ© de partir prendre l’air, j’ai pris mon sac, je suis descendu vers l’autre sortie, surtout pas la sortie principale. Mais toutes Ă©taient fermĂ©es, j’ai connu un instant de panique, je voulais juste sortir, mais me laisserait-ils rentrer de nouveau? Le garde m’a assurĂ© que oui, j’ai suivi les couloirs et suis sorti au soleil, de la Gare Montparnasse, la Tour en face de moi.
AprĂšs, la nausĂ©e s’Ă©loignant, c’est la tristesse qui est remontĂ©e. J’ai marchĂ© le coeur au bord des lĂšvres, les larmes au bord des yeux. Je me demandais comment un telle ironie Ă©tait possible, que nous soyons capable de penser tant de choses, capables d’aimer et de vouloir, alors que nous n’Ă©tions que des sacs de viandes.
Quand je suis remontĂ©, j’ai risquĂ© un coup d’oeil que j’ai regrettĂ©, le corps Ă©tait toujours lĂ , mais les pompiers dĂ©roulaient un tuyaux rouge depuis la Tour, prĂȘts Ă laver le sol Ă grande eau. J’ai fait chauffer mon dĂ©jeuner et je me suis remis Ă travailler, je ne savais pas quoi faire d’autre. Ăvidemment, je n’ai pas Ă©tĂ© trĂšs productif, je pensais Ă cette lance Ă eau, Ă cette couverture mĂ©tallique et Ă ces policiers, si calmes, entourant ce qu’il restait d’un homme et faisant ce qui devait ĂȘtre fait. A eux les choses pratiques, Ă nous l’horreur symbolique, la chute, si longue et terrible, Ă©tourdissante, les cris et ce bruit, ce bruit si lourd, plein d’Ă©chos, d’un tout petit infini qui s’Ă©chappe d’un sac Ă viande.
Je ne sais pas comment faire avec cette tĂąche, elle devrait ĂȘtre partie dans quelques jours, les gens passaient dĂ©jĂ dessus sans la voir. Les pas la gommeraient peut-ĂȘtre. J’espĂšre. bientĂŽt.